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Tombée du ciel dans un couffin en osier

Parue dans la Revue 21 XXI 47 / juin 2019 par Laëtitia Gaudin-Le-Puil

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Laëtitia Gaudin-Le Puil avait 20 ans quand Mona, 3 semaines, a été placée chez sa mère par les services sociaux

Voici un très joli écrit que l’auteur a bien voulu partager avec nous. merci

Avec une discrétion de festivalière déguisée en Fantômette, j’ai passé la porte de la buanderie. Je me suis déchaussée, cette nuit de juil-let 2002, et me suis assise à la table à manger pour feuilleter le journal. Une lune presque pleine éclairait le salon. J’ai alors aperçu la bizarrerie. Pas les réclames pour le cochon. Ni les cahiers de vacances de mon frère et de ma sœur. Ni le Ouest- France ouvert sur la page des obsèques. Sur le meuble en merisier, signe d’une récente et relative ascension sociale sur l’échelle du livret A, trônait une baignoire en plastique. Elle était posée là, au milieu, comme une gerbe de fleurs. Je me suis frotté les yeux. J’ai mis cette apparition sur le compte de la fatigue. La semaine, je travail-lais dans un bistrot pour payer l’école parisienne qui devait faire de moi ce que je ne suis pas. Le samedi soir, avec les copains, on participait au succès émergent des festivals bretons. Ma mère est sortie de sa chambre. Elle s’est avancée. Elle n’avait pas l’air fâchée. Elle souriait même. Un rictus un peu niais. Celui de l’amour nouveau. Elle a dit : « Chut, viens voir… »Je l’ai suivie. Mon beau-père travaillait de nuit. Pourtant, elle n’était pas seule. Au pied de son lit, un couffin en osier. Le mien. Un objet désuet qu’elle avait gardé au grenier « pour plus tard », quand elle serait grand-mère. J’ai penché ma tête au-dessus du berceau. J’ai vu un tout-petit, métissé de peau. Il dormait poings serrés. Son buste se soulevait par intermittence sous la gigoteuse achetée quelques heures plus tôt, à la hâte, sur le chemin de la maternité. Pour dissiper le malentendu naissant, ma mère a posé une légende sur le front duveteux de l’adorable inconnue : « C’est une fille. Elle s’appelle Mona. Les services sociaux m’ont appelée ce matin. Je suis allée la chercher en fin d’après-midi. »Mon cœur s’est serré. Elle était si petite, si jolie. Qu’avait-elle fait pour mériter d’être née « placée » ? Comme les autres gamins accueil-lis entre les murs de la maison bre-tonne standard des années 1990, elle n’était pas la cause. Elle était la minuscule victime de l’histoire intime de parents défaillants. À ce stade, je n’en savais pas davantage. Je me souviens m’être dit : dans son malheur, elle est chanceuse d’avoir atterri ici. Tombée du ciel dans un couffin en osier. J’avais 20 ans. Elle avait trois semaines à peine. Je crois l’avoir tout de suite aimée.

Un prince de l’embrouille

Trois ans auparavant, du jour au lendemain, ma mère était devenue « famille d’accueil ». Avant, elle vendait du poisson dans le premier supermarché de la commune voisine. Elle ne se plaignait pas du salaire, ni de ses patrons. Elle aimait « le contact avec la clientèle ». Et comme elle était plutôt douée de ses mains, elle prenait plaisir à orner de guirlandes le cabillaud et l’araignée pour les fêtes de fin d’année.Avec un CAP vente pouvait-elle viser mieux ? Obstinée, elle a essayé. L’épicerie du bourg de la petite commune de Centre-Bretagne que l’on habitait (et qu’elle habite encore) cherchait de nouveaux gérants. Elle a monté un dossier. Je l’ai relu. On était pleines d’espoir. Conseillère municipale, une expérience significative dans le commerce, membre (très) actif d’une association locale, un goût prononcé pour les bavardages de proximité : ses références étaient irréprochables. Trop ou pas assez, le dossier n’a pas séduit les décideurs. Déception avalée, elle a changé son fusil d’épaule. Le conseil départemental du Morbihan (alors conseil général) cherchait des familles d’accueil. Un job à plein temps pour s’occuper d’enfants et d’adolescents extraits de leur famille par décision de justice ou par la volonté de l’un des deux parents. « Des enfants de la Ddass. »Mehdi, le premier, a débarqué dans notre vie. Il avait 11 ans, l’âge de mon frère. Ces deux-là étaient différents. Thomas était peu sûr de lui, pas très adroit pour dribbler, davantage doué pour la mécanique agricole. Balle au pied, Mehdi, lui, était plein d’assurance. Un prince de l’embrouille qui avait grandi dans un quartier populaire de Lorient. Déjà, il fumait. Du tabac mais aussi du butundrol, du tabac rigolo, en breton. Les deux garçons n’avaient pas d’atomes crochus. J’aimais bien Mehdi. Je le trouvais espiègle. Mon grand-père, un paysan breton qui ne comprenait pas bien sa présence dans notre famille, précisait : « C’est un filou… »Né en France, Mehdi était d’origine marocaine. Mon grand-père avait gardé en mémoire les récits des vétérans de la guerre d’Algérie. À ses yeux, Mehdi restait un « Arabe », flanqué de « deux mains gauches ».Étonnamment, lui qui était sous perfusion de cochonnailles, respectait son régime alimentaire sans le commenter. Mieux, il s’y adaptait. Le dimanche, le poulet a remplacé le rôti de porc. J’adorais l’idée d’avoir entre nos murs quelqu’un qui avait un socle culturel différent du mien. Un weekend sur deux, on déposait Mehdi devant son pavillon au pied des tours lorientaises. Sa mère, voilée, l’attendait. Elle avait un regard doux. De ses mains dodues, elle enlaçait les nôtres. Derrière le portail, dans un savoureux français teinté de bretonnisme, elle se confiait à ma mère : « Je ne sais plus comment faire avec lui… » La mienne la rassurait. Le vendredi, on apportait du far breton à la maman dépassée par la situation. Le dimanche, on repartait lestés de biscuits aux amandes et au miel. Mehdi est resté près de deux ans. C’était un gamin intelligent, rattrapé par ses démons. Il a finalement été placé en foyer. Ma mère, à son tour, ne savait plus « comment faire avec lui ». Les institutions non plus apparemment. La dernière fois qu’on a entendu parler de lui, c’était dans les faits-divers du quotidien régional

« Mettez-vous à leur place ! »

L’organisation domestique voulue par le nouvel emploi de ma mère n’a pas eu d’incidence sur mon ado-lescence. La semaine, j’étais lycéenne à l’internat. Le samedi, je retrouvais mes amis. Mon frère et ma sœur ont davantage été chahutés. Il leur fallait partager leur maison, leurs parents, leurs grands-parents, leurs loisirs, leurs vacances. Cette idée-là ne les enthousiasmait pas toujours. Je les trouvais égoïstes, mesquins. Donneuse de leçon, je leur disais : « Mettez-vous à leur place ! » Ils me regardaient et semblaient compléter : « Et toi, à la nôtre… »Ma sœur Chloé, de neuf ans ma cadette, avait un appétit vorace pour les productions Disney. Elle partageait cette obsession avec Dylan, un nouveau venu. Le gimmick « George, George, George de la jungle » imprégnait toutes les pièces de la maison. Le propos : « George, unique rescapé d’un accident d’avion, a été recueilli et élevé par une tribu de gorilles au plus profond de la forêt africaine. » Dylan, pourtant hostile à l’apprentissage des Fables de La Fontaine, s’est un jour levé du canapé pour commenter les images : « George, il est un peu comme nous… » L’histoire intime du garçon était complexe. Des détails nous dépassaient.Les mots violents, dérangeants, rattachés à son vécu, nous ne voulions pas les entendre. On les écartait. Malgré lui, il les incarnait. Il cherchait les bras, l’attention, la chaleur. On a, je crois, essayé de les lui donner.Chloé et Thomas étaient bienveillants avec lui. Ils le voyaient comme un enfant. Pas comme une victime. Mon beau-père était plus exigeant. Comme il l’a été avec mon frère. Ou avec Sam, accueilli plus tard. Ouvrier qualifié, fils de paysans, petit dernier d’une fratrie de garçons, mon beau-père mesure la valeur d’un « homme » à l’aune de sa capacité à « crocher dedans ». Avec ses armes, il œuvrait pourtant au bien-être des jeunes cabossés. Généreux, ingénieux, il aménageait la mai-son pour déjouer l’ennui des après-midis en rase campagne. La piscine dans le jardin fut un événement. Il n’était pas le plus démonstratif, mais « tonton » est resté dans la mémoire de tous ces enfants débarqués chez nous. Il était le cadre. L’autorité. L’exigence. De ça aussi, ils avaient besoin. Moi, j’avais le bon rôle : j’étais la fille qui passait de temps en temps à la maison pour « déjeuner » ou « prendre le thé ». Eux disaient « manger » et « goûter ». Je voyais le verre à moitié plein. Même cette fois où Mona, 7 ans, a gravé son pré-nom en lettres capitales sur la porte arrière du monospace neuf…

« Vous ne devez pas vous attacher »

En juin 2004, je me suis mariée. J’avais 22 ans ; Mona, 2 ans moins quelques jours. Dans sa robe rose, avec ses petits macarons tressés posés sur la tête, elle renversait les cœurs sur son passage, même les plus imperméables au métissage. Le pas mal assuré, dans ses jolis souliers à brides, elle s’est avancée vers l’autel avec les alliances posées sur un improbable coussin satiné. Le curé lui inspirait moyennement confiance. Elle a hésité à lui remettre les anneaux avant de se précipiter dans les jupes de « tata ». C’était une grande noce. Plus de 200 personnes. Alors, on a fait deux photos de groupe. Une avec la famille, une avec les copains. Mona et Dylan sont au premier rang de la première, entourés de « tata et tonton ». On avait choisi leur bord. Et c’était mal. Leur présence à nos côtés nous a été reprochée. Les employeurs de « tata » ont signalé l’anomalie : « Mona et Dylan ne font pas partie de votre famille. Leur place était sur la photo avec les amis. »Ma mère s’est souvenue des recommandations des services sociaux : « Vous n’êtes pas des parents de subs-titution. « Vous ne devez pas vous attacher »… mais avec le temps et l’expérience, elle a composé avec sa réalité : « Je sais mesurer la poudre à lait. Pas l’affection pour des gamins. »La fête des 10 ans de Mona devait être belle. Elle fut funeste. Quelques semaines auparavant, la juge des enfants a décidé de son retour auprès de son père. Un crève-cœur. Mes parents n’avaient pas leur mot à dire. Mona non plus. Sa maman hospitalisée en unité psychiatrique à sa naissance n’était pas une voix considérée comme audible. La fillette est partie, avec sa valise à roulettes et son sac Dora l’exploratrice. Elle a beaucoup pleuré. On s’est beaucoup retenu. Mon beau-père est devenu mutique sur le sujet. Ma mère disait : « Elle reviendra… » Les premiers temps, son père a accepté qu’elle vienne passer des vacances à la maison. Les départs étaient terribles. Gorges et ventres noués. Une fois, en bout de table, en fin de repas, Sam a brisé le silence : « C’est normal d’être triste. C’est toujours dur de dire au revoir à quelqu’un qu’on aime. »Les visites se sont espacées. Le père de Mona a souhaité nous effacer du disque dur. Nous étions de « sales Blancs ». Ma mère, « une grosse vache ». Elle a continué à voir Mona. Elles déjeunaient ensemble au supermarché de Lorient. La gamine, livrée à elle-même, se déplaçait facilement en bus. Elle était devenue une sentinelle, reine de la débrouille. Ma mère lui apportait du linge. Mona la rassurait. Et puis, un jour, plus de nouvelles. Nos messages restaient sans réponse. On a craint un départ forcé pour le Mali. Et puis non… Sa tablette lui avait été confisquée. Pour rompre le lien.

Mes parents comme paratonnerre

Trimbalée de belle-mère en belle-mère, Mona n’a jamais baissé les bras. C’est un roc. À 14 ans, avec le soutien de sa mère hospitalisée avec qui elle entretient une belle relation, elle a effectué les démarches pour constater l’abandon du père. En décembre 2016, elle est rentrée à la maison comme si elle ne l’avait jamais quittée. Mais on percevait chez elle de la colère. Mes parents Trimbalée de belle-mère en belle-mère, Mona n’a jamais baissé les bras. À 14 ans, elle a fait constater l’abandon du père. Fin 2016, elle est rentrée chez nous comme si elle ne nous avait jamais quittés.sont devenus le paratonnerre de ses angoisses. Ils trouvaient ça injuste. Je trouvais ça normal : « Elle sait que vous ne l’abandonnerez pas, alors elle met le paquet ! » Depuis quelque temps, elle partage au compte-gouttes les détails de cette parenthèse qui a enterré son enfance et fait d’elle, avant l’heure, une jeune adulte. « Moi, ça va, je n’ai jamais été frappée. Mais mon frère, oui. Il descendait les escaliers avec plusieurs couches de fringues pour ne pas sentir les coups. »Aujourd’hui, le bébé duveteux est une belle adolescente, populaire, hyper-lucide. En début d’année, mes parents ont pris trois semaines de vacances. Ils m’ont confié Mona. Moi aussi j’avais des consignes : « Ce serait bien que tu l’aides à écrire une lettre à la juge. » « La juge », c’est l’éternelle épée de Damoclès au-dessus des tresses. Celle qui, tous les ans, peut décider d’un retour auprès d’un père qu’elle refuse de voir depuis juil-let 2018. Mona l’indolente a d’abord freiné des quatre fers. Résignée, elle a dit : « Ça sert à rien d’écrire, la juge, elle s’en fout. Elle ne me prend pas au sérieux. »

« J’ai fait mon deuil même s’il reste mon père »

On s’est quand même assises autour de la table. Elle a éteint son smartphone et s’est penchée sur la feuille blanche. Bonne élève, elle a accepté l’exercice proposé : formuler, avec ses mots, les émotions que lui inspire son père. Elle n’y est pas allée avec le dos de la cuillère. La colère pour accuser l’hypocrisie d’un homme qui, devant les autorités, feint la bonne foi. L’indignation pour clouer au pilori la faiblesse d’un lâche qui impute à la maman hospitalisée sa propre indigence. L’indifférence pour dénoncer les insultes qui blessent, mouillent les yeux, mais n’impressionnent pas : « bâtarde », « enfant maudite ».Et puis la crainte : celle de le croiser par hasard et d’avoir à encaisser sans témoin la violence de son verbe. Avec son écriture ronde, serrée, elle a conclu : « J’ai fait mon deuil même s’il reste mon père. Qu’il me laisse vivre ma vie et qu’il fasse la sienne. » Le 1er avril, audition-née par la juge des enfants, soute-nue par son éducatrice, Mona a été prise au sérieux. L’autorité parentale de son père a été suspendue et déléguée à l’Aide sociale à l’enfance. Une victoire.Depuis peu, elle dit de moi : « ma grande sœur ». Moi, d’elle : « ma sœur ». Elle, métisse tressée. Moi, rousse aux yeux verts. Dans un an, Mona fêtera ses 18 ans. Elle soufflera la fin de la prise en charge, sauf à bénéficier du « contrat jeune majeur », délivré au cas par cas, pour prolonger le dispositif jusqu’à 21 ans. Quelle que soit l’issue, elle le sait : sa chambre restera sa chambre.

Laëtitia Gaudin-Le Pui